Les filles du Calvaire by Pierre Combescot

Les filles du Calvaire by Pierre Combescot

Auteur:Pierre Combescot [Combescot, Pierre]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Grasset
Publié: 1991-02-05T05:00:00+00:00


IV

« Madame » habitait vers le haut de la rue des Martyrs, au fond d’une cour, dans un atelier de sculpteur qu’elle avait transformé en studio de danse. En émanaient de fortes odeurs de pipi de chat, un fumet concentré qui prenait à la gorge dès qu’on entrait. Un odorat aguerri y aurait même décelé le souvenir de plusieurs générations de lapins de gouttière que Madame, qui avait le cœur large quant à la gent griffue, recueillait à tour de rôle. Il y avait eu Goliath premier, qu’avait suivi de peu Goliath second, et ainsi de suite, jusqu’à celui qui avait élu domicile sur le piano et qui portait, dans cette longue descendance du grand musclé philistin, le chiffre cinq. Ce relent auquel on finissait par s’accoutumer redoublait aux changements de temps ; et ainsi ses vieilles pisses imprégnées dans le velours râpé d’un fauteuil et les châles brodés, qui traînaient ici et là et dont se drapait Madame selon son humeur, l’avertissaient, mieux que les rhumatismes déformants dont elle souffrait, des variations du baromètre. Lors de sa leçon quotidienne, tandis que de ses doigts crochus Madame soulignait l’envol d’un oiseau bleu ou le frissonnement amoureux du cygne, il lui arrivait, parfois, d’interrompre la tapeuse au piano pour annoncer d’une voix de pythie mal comprise que le temps était en train de tourner à l’orage, un orage que rien dans le ciel ne laissait prévoir. Devant l’air dubitatif et même souvent goguenard que prenaient ses élèves, elle se dirigeait alors vers la pianiste, pour la prendre à témoin, et roulant les r, comme si elle eût voulu préfigurer le tonnerre : « Évidemment c’est orrrâge qui se prrrépare. Goliath n’a jamais trompé maman. » Cependant, comme soudain frappée d’un doute, elle avançait son nez busqué d’oiseau de proie, pour s’assurer une dernière fois, la narine frémissante, que son odorat ne l’avait pas trahie. Alors, prenant à nouveau à partie la tapeuse, son souffre-douleur : « Babouchka, petite sotte, pourquoi faire mijaurée et bouche cul de poule quand je dis : orage pour ce soir ? As-tu oublié Goliath ? Petite boule tigrée rouquine trouvée dans poubelles par maman, nuit de Saint-Vladimir. Jamais lui se tromper même quand devenu gros pépère ronflant près du poêle ; et venir, lui, toujours avant orrrâge pisser sur châle espagnol de maman… »

Quand Madame était en colère, ou feignait de l’être, elle négligeait l’emploi de l’article. Et cette ellipse la dénonçait au quartier comme la russkof de service mieux encore que saint Vladimir et la très sainte Anastasie qu’elle appelait à son secours pour un oui ou pour un non ; et avec d’autant plus de vigueur, quand l’huissier de la rue de Navarin, Me Chagrumeau, débarquait aux premières heures de la matinée, flanqué du commissaire de police. En effet, une journée de Madame n’eût pas trouvé son parfait équilibre sans quelques exploits, commandements, constats, sommations ou saisies, apportés par Me Chagrumeau en personne, qu’elle s’appliquait avec une constance que le temps n’avait pas émoussée à appeler « Chapuceau ».



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